L’Histoire secrète d’Internet : de la guerre froide aux GAFAM

Né dans les laboratoires de la guerre froide, devenu espace de sociabilité, d’expression, de pouvoir et de dépendance, Internet a métamorphosé nos sociétés en quelques décennies. Des câbles sous-marins à la surveillance algorithmique, de l’utopie participative au Web fragmenté, cette histoire est celle d’un réseau devenu monde.
I. Aux origines : prémices scientifiques et logiques de guerre
L’histoire d’Internet n’est pas celle d’un génie solitaire ni d’un progrès linéaire. Elle est le fruit d’un entrelacs d’urgences stratégiques, de paris scientifiques et d’idéaux contre-culturels, né dans le contexte tendu de la Guerre froide. À la croisée de la cybernétique, de la théorie des réseaux et de la géopolitique, elle commence dans les années 1960 sur les bancs universitaires et les bancs de guerre.
ARPANET : réseau de survie, utopie distribuée
Nous sommes en 1969. Alors que l’Amérique célèbre le premier pas sur la Lune, le Département de la Défense américain finance un projet autrement plus discret mais tout aussi révolutionnaire : ARPANET. Confié à l’ARPA (Advanced Research Projects Agency), ce projet vise à relier informatiquement plusieurs centres de recherche, malgré des ordinateurs incompatibles et des distances considérables.
Mais derrière l’objectif affiché de partage scientifique se cache une inquiétude majeure : la vulnérabilité des systèmes de communication centralisés en cas de conflit nucléaire. En cas de destruction d’un nœud central (comme un standard téléphonique), les réseaux hiérarchiques s’effondrent. Il fallait donc concevoir un réseau distribué, sans centre, où chaque nœud pourrait relayer l’information indépendamment.
C’est ici qu’intervient l’idée, alors révolutionnaire, de la commutation de paquets. Proposée dès les années 60 par Paul Baran (RAND Corporation) et Donald Davies (NPL, Royaume-Uni), cette technique consiste à fragmenter les données en unités indépendantes, les « paquets », capables d’emprunter des chemins différents dans le réseau. À l’arrivée, ces paquets sont reconstitués dans l’ordre par la machine destinataire. Ainsi, même si une partie du réseau est détruite, l’information peut encore circuler.
Le 29 octobre 1969, un message historique est transmis de l’UCLA à Stanford. Le mot devait être LOGIN, mais seuls les deux premiers caractères, LO, sont transmis avant le crash du système. Une ironie fondatrice : l’Internet commence sur une erreur, mais une erreur pleine de promesses.
Le protocole comme socle : naissance de TCP/IP
Si ARPANET est le prototype, le langage universel permettant à des réseaux hétérogènes de communiquer entre eux manquait encore. Chaque système parlait son propre dialecte informatique. Il fallait donc un protocole fédérateur, un standard de communication suffisamment souple et robuste pour accueillir la croissance future.
C’est dans ce contexte que, en 1974, Vinton Cerf et Robert Kahn publient un article fondateur : A Protocol for Packet Network Intercommunication. Ils y décrivent ce qui deviendra le cœur battant de l’Internet : le protocole TCP/IP.
- TCP (Transmission Control Protocol) assure que les paquets arrivent complets et dans le bon ordre.
- IP (Internet Protocol) définit l’adresse unique de chaque machine et la route que les paquets doivent emprunter.
Ensemble, ces deux protocoles posent les bases d’un réseau de réseaux. Un Internet primitif prend forme, capable de relier des entités différentes sans qu’elles aient besoin d’un gestionnaire centralisé.
Le 1er janvier 1983 marque une date-clé : c’est le « flag day », jour où ARPANET abandonne ses anciens protocoles au profit exclusif du TCP/IP. Cette migration silencieuse est souvent considérée comme l’acte de naissance officiel de l’Internet moderne.
II. 1980-1990 : du réseau des chercheurs à la toile publique
Les années 1980 sont une décennie charnière dans l’histoire d’Internet. Loin des interfaces séduisantes et des icônes cliquables d’aujourd’hui, Internet est alors une infrastructure austère, textuelle, réservée à une élite technique. Mais déjà, les fondations d’un réseau mondial se posent. Ce sont les années du tissage silencieux, où les chercheurs connectent leurs machines autant que leurs idées.
L’Internet scientifique : archipel d’élites interconnectées
Alors qu’ARPANET continue d’évoluer, le réseau s’étend progressivement au-delà du strict giron militaire. Les universités et laboratoires de recherche deviennent les nouveaux nœuds d’un Internet encore balbutiant. C’est un espace collaboratif et expérimental, où l’on échange des données, des publications scientifiques, des lignes de code.
L’essor de la connectivité académique
En 1985, l’NSF (National Science Foundation) lance le projet NSFNET, destiné à relier les superordinateurs universitaires américains. Il s’agit non seulement de mutualiser la puissance de calcul, mais aussi de faciliter la circulation du savoir. Rapidement, le réseau passe de 56 kbps à 1,5 Mbps, puis à 45 Mbps — une montée en puissance fulgurante pour l’époque.
En parallèle, des initiatives voient le jour en Europe :
- Le réseau EUnet, issu d’un partenariat entre Pays-Bas, Allemagne, Danemark et Royaume-Uni, ouvre l’Internet à la recherche européenne.
- Le RIPE NCC (Réseaux IP Européens), créé en 1989, est l’un des premiers gestionnaires de ressources IP sur le Vieux Continent.
Un monde sans publicité, mais pas sans protocole
C’est aussi l’époque où se stabilisent des usages structurants : le courrier électronique (SMTP), les serveurs de noms de domaine (DNS, apparus en 1983), les protocoles FTP pour transférer des fichiers volumineux. Chaque protocole est une brique ajoutée à la cathédrale invisible du réseau.
Mais l’Internet reste encore hermétique au grand public : il faut connaître les bonnes commandes, naviguer à l’aveugle, taper les adresses à la main. Pas encore de souris, ni de « web » tel qu’on l’imagine. L’Internet de cette époque est une bibliothèque souterraine sans plan, peuplée de chercheurs, de hackers bienveillants, de passionnés.
Le World Wide Web : une invention européenne, une révolution silencieuse
En 1989, à l’écart du tumulte technologique américain, Tim Berners-Lee, ingénieur britannique au CERN de Genève, élabore une idée simple, presque poétique : « relier les informations comme le font les neurones ».
Il imagine une interface universelle qui permettrait de naviguer dans les documents répartis sur différents ordinateurs sans connaître leur emplacement exact. L’idée germe dans un environnement scientifique frustré : chaque labo utilise ses propres formats de fichiers, ses propres systèmes, ce qui rend les échanges complexes.
Trois inventions, une révolution
En quelques mois, Berners-Lee conçoit les trois piliers du World Wide Web :
- HTML (HyperText Markup Language) : un langage de balisage permettant de structurer et d’afficher du contenu.
- HTTP (HyperText Transfer Protocol) : un protocole de communication entre le client (navigateur) et le serveur.
- URL (Uniform Resource Locator) : une méthode pour désigner de manière unique chaque ressource en ligne.
Avec l’aide de son collègue belge Robert Cailliau, il développe le premier navigateur — rudimentaire mais fonctionnel — ainsi que le premier serveur web sur un ordinateur NeXT.
Le Web ≠ Internet
Il est crucial de ne pas confondre le Web et Internet :
- Internet est l’infrastructure : un réseau physique et logique de machines interconnectées.
- Le Web est une application qui utilise Internet pour fonctionner, comme le font l’email, le FTP ou les jeux en ligne.
En ce sens, le Web est une couche culturelle posée sur un socle technique. Il offre une porte d’entrée visuelle, intuitive, hypertextuelle. On ne « télécharge » plus des fichiers, on navigue entre des idées.
Une diffusion lente, puis virale
Le Web ne connaît pas immédiatement le succès. En 1991, Berners-Lee rend le code source public, librement réutilisable. C’est ce choix — l’ouverture du code — qui permettra la diffusion rapide de l’idée. En 1993, le navigateur Mosaic de l’Université de l’Illinois popularise le Web auprès d’un plus large public. L’interface est graphique, simple, accessible à tous.
En quelques années, le nombre de sites web passe de 26 en 1992 à plus de 10 000 en 1995. Une croissance exponentielle est en marche.
III. 1990–2000 : explosion commerciale et révolution culturelle
Dans les années 1990, Internet sort des laboratoires et entre dans les foyers. Le réseau, jusque-là réservé aux élites techniques, devient un objet de consommation de masse, propulsé par une vague d’innovation, de spéculation et d’utopies connectées. Cette décennie inaugure le passage d’un Internet confidentiel à un Internet culturel, où se dessine un nouvel imaginaire collectif.
Démocratisation et fournisseurs d’accès : l’Internet entre dans les salons
L’élément déclencheur est d’ordre technologique : l’apparition de navigateurs graphiques, capables d’afficher des images, des hyperliens, et de rendre la navigation agréable à un public non initié.
Mosaic, Netscape, Internet Explorer : la conquête des écrans
En 1993, le navigateur Mosaic, développé par le NCSA (National Center for Supercomputing Applications), démocratise l’accès au Web. Il permet de cliquer sur des liens, d’afficher du texte et des images dans la même fenêtre.
En 1994, Netscape Navigator prend le relais : plus rapide, plus ergonomique, il devient rapidement la porte d’entrée du Web pour des millions d’utilisateurs.
Microsoft, pris de court, intègre Internet Explorer à son système Windows, amorçant la « guerre des navigateurs ».
Modem 56k et CD-ROM illimités
Mais pour accéder à Internet, encore faut-il une connexion. C’est là qu’interviennent les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) :
- AOL, CompuServe, Earthlink aux États-Unis ;
- Wanadoo, Club-Internet, Liberty Surf en France ;
- Swisscom ou diAx/Sunrise en Suisse.
Ces opérateurs vendent des forfaits à l’heure ou illimités, souvent accompagnés de CD-ROM promotionnels distribués à la pelle dans les boîtes aux lettres. La connexion se fait par modem, à travers une ligne téléphonique. L’iconique bruit de synchronisation devient une expérience sensorielle partagée.
La navigation est lente, les pages mettent parfois plusieurs minutes à charger, mais le pouvoir d’évasion est total. Pour beaucoup, c’est une première immersion dans un espace sans frontières.
Premiers usages massifs : e-mail, forums, pages perso — l’aube du Web social
Avec l’accessibilité croissante, les internautes découvrent de nouveaux usages. Loin d’être de simples consommateurs, ils deviennent créateurs, contributeurs, explorateurs.
L’e-mail : la première révolution de la communication
Le courrier électronique devient rapidement l’outil roi. Instantané, gratuit, asynchrone, il remplace les fax et les lettres. Services comme Hotmail, Yahoo! Mail ou Caramail offrent des adresses gratuites. Pour beaucoup, avoir une adresse e-mail devient un rite de passage numérique.
Les forums et les newsgroups : ancêtres des réseaux sociaux
Les newsgroups (Usenet), organisés par thématiques (science, arts, jeux, sexualité…), permettent des discussions décentralisées sur tous les sujets. Les forums web offrent des espaces communautaires plus accessibles, avec avatars, signatures, modération.
En parallèle, IRC (Internet Relay Chat) devient le royaume de la conversation en direct : canaux thématiques, pseudonymes, discussions à plusieurs… L’instantanéité devient une drogue.
Pages personnelles et web amateur
Des plateformes comme Geocities, Tripod ou Multimania permettent à chacun de créer sa propre page web, souvent bricolée en HTML rudimentaire. On y partage ses goûts, ses photos, des gifs animés et des fonds étoilés. Le Web devient un miroir identitaire, une chambre d’ado numérique.
C’est le Web des passionnés, des blogueurs avant l’heure, des fanfictions, des journaux intimes en ligne. Un Web chaotique, coloré, sincère, bien éloigné du design léché des années 2020.
Bulle Internet et premières entreprises tech : entre euphorie et désillusion
Le potentiel économique d’Internet attire rapidement les investisseurs. La finance découvre le numérique, et avec elle une nouvelle forme de spéculation.
Startups, IPO et fièvre spéculative
Des milliers de startups voient le jour : certaines ambitieuses, d’autres totalement fantasques. La moindre idée liée au Web attire des millions. Des noms aujourd’hui emblématiques naissent durant cette décennie :
- Amazon (1994), initialement simple librairie en ligne ;
- eBay (1995), place de marché entre particuliers ;
- Google (1998), moteur de recherche révolutionnaire fondé par deux étudiants de Stanford.
Les introductions en bourse (IPO) se multiplient. Les investisseurs misent sur des modèles économiques encore flous, misant sur une croissance sans fin.
L’explosion de la bulle (2000)
Mais en mars 2000, le rêve s’écroule. Le NASDAQ, gonflé artificiellement, s’effondre. Des centaines de startups ferment, les « dot-com » deviennent synonymes d’échec.
Pourtant, de ces ruines émergent les piliers du Web contemporain. Google affine son algorithme. Amazon diversifie ses produits. eBay consolide sa communauté.
La bulle a éclaté, mais l’Internet marchand est né. Désormais, on peut acheter, vendre, chercher, publier et rencontrer en ligne. Une mutation irréversible est amorcée.
IV. 2000–2010 : Web 2.0 et naissance des géants
L’Internet des années 2000 n’est plus simplement une vitrine, ni un annuaire d’informations : il devient un écosystème vivant, où les utilisateurs interagissent, créent, commentent, se relient les uns aux autres. Ce basculement radical, que l’on appelle Web 2.0, transforme le mode de production du contenu, la structure sociale du réseau, et l’économie du numérique.
Web collaboratif, participatif, viral : l’internaute devient éditeur
L’expression Web 2.0 apparaît en 2004, popularisée par Tim O’Reilly, pour désigner cette seconde phase du Web : non plus statique et descendant, mais dynamique, interactif, horizontal. Ce nouveau paradigme repose sur une idée simple mais révolutionnaire : l’utilisateur est désormais au cœur du système.
Blogs, wikis et commentaires : la parole se libère
Les blogs explosent : journaux intimes, critiques de films, analyses politiques… Chacun peut désormais publier sans médiation, avec des outils simples (Blogger, WordPress).
Wikipédia, lancée en 2001, incarne l’utopie participative : une encyclopédie gratuite, éditable par tous. L’autorité n’y repose plus sur des diplômes, mais sur la transparence, la révision collective et la traçabilité.
Les commentaires, notations, avis clients deviennent monnaie courante sur les sites de vente, les forums, les blogs. Une culture de l’interaction s’impose.
Viralité, partage, remix
Le Web 2.0 valorise les contenus « viraux » : vidéos drôles, mèmes, parodies musicales. YouTube, lancé en 2005, démocratise la mise en ligne de vidéos. La création devient granulaire, éphémère, partagée.
Le contenu n’est plus « consommé », mais approprié, remixé, rediffusé. Le Web devient un immense jeu de miroir culturel. L’expression individuelle s’entrelace avec une logique collective.
L’avènement des réseaux sociaux : identités connectées
Du profil au réseau
Avant même Facebook, plusieurs plateformes explorent la mise en réseau des individus :
- Friendster (2002), MySpace (2003) testent la logique de profil personnalisé.
- LinkedIn (2003) cible le monde professionnel.
- Mais c’est Facebook, fondé en 2004 à Harvard, qui transforme l’essai.
Facebook introduit des concepts devenus fondateurs :
- Le mur, où s’affichent les publications ;
- Le statut, comme expression de soi en temps réel ;
- La notion d’ami, qui transforme une simple connexion en lien symbolique.
La sociabilité s’informatise : on navigue dans un graphe social, où chaque interaction laisse une trace, chaque lien est mesurable.
Twitter et la culture de l’instantané
En 2006, Twitter introduit une autre révolution : la communication en 140 caractères, publique par défaut, structurée par des hashtags. Le réseau devient temps réel, mobile, conversationnel. C’est la naissance du live social, de la viralité fulgurante, des « tendances » mondiales.
Naissance de la réputation numérique
Ces plateformes inaugurent une économie de la visibilité : likes, partages, abonnés deviennent des indicateurs d’influence. Une identité numérique se façonne, entre contrôle et exposition. On apprend à se mettre en scène, à optimiser son profil, à gérer son image comme une marque.
La domination des plateformes : vers un Internet centralisé et personnalisé
Google : l’algorithme-roi
Créé en 1998, Google s’impose dans les années 2000 comme le moteur de recherche hégémonique, grâce à son algorithme PageRank, qui classe les pages selon leur pertinence perçue (via les liens entrants).
Google devient la porte d’entrée vers l’information mondiale. La recherche s’affine, se personnalise, s’optimise. Le moteur apprend à connaître ses utilisateurs. Le Web n’est plus un territoire à explorer, mais un espace cartographié par des algorithmes invisibles.
L’iPhone : l’Internet devient mobile
En 2007, Apple dévoile l’iPhone, combinant téléphone, navigateur, appareil photo et lecteur multimédia. Avec l’App Store en 2008, l’Internet devient applicatif, encapsulé, tactile. La mobilité change tout : connexion permanente, géolocalisation, notifications en temps réel.
Android : la réplique ouverte
Google contre-attaque avec Android, système d’exploitation mobile open source, qui équipe rapidement la majorité des smartphones dans le monde. L’affrontement Apple/Google ne porte plus seulement sur les téléphones, mais sur la mainmise sur l’écosystème numérique : recherche, navigation, publicité, contenus.
Le Web se recentralise
Dans ce nouveau paysage, les plateformes deviennent les nouveaux portails : YouTube pour la vidéo, Facebook pour la sociabilité, Amazon pour le commerce. Le Web libre et décentralisé des années 1990 laisse peu à peu place à des silos fermés, où les règles du jeu sont dictées par des géants privés.
V. 2010–2020 : un monde dans le cloud
Dans cette décennie, Internet cesse d’être un « lieu » où l’on se connecte ponctuellement. Il devient un environnement permanent, intégré dans nos gestes les plus anodins, perceptible partout, visible nulle part. L’infrastructure se fond dans le quotidien. C’est l’ère de l’ubiquité numérique, portée par trois dynamiques majeures : la déferlante de données, la captation de l’attention, et la prolifération des objets connectés.
Explosion des données : l’ère du Big Data
Internet devient un réservoir colossal de données comportementales. Chaque action en ligne — clic, recherche, localisation, like, visionnage, scroll, achat — laisse une trace exploitable, une empreinte numérique.
Données massives, variées, en temps réel
Le Big Data repose sur trois caractéristiques fondatrices :
- Volume : des milliards de données générées chaque jour ;
- Vélocité : traitement en temps réel grâce à des serveurs de plus en plus puissants ;
- Variété : textes, images, sons, métadonnées, géolocalisations, historiques de navigation…
À cela s’ajoute parfois une quatrième dimension : la véracité, c’est-à-dire la capacité à extraire du sens de données bruitées.
Les data centers, temples invisibles du XXIe siècle
Ces données ne flottent pas dans les airs : elles sont stockées, traitées, dupliquées dans des data centers, souvent gigantesques, ultra-sécurisés, et refroidis en permanence. Ils deviennent les cathédrales modernes de la société connectée.
Google, Amazon, Microsoft et Facebook déploient leurs infrastructures sur tous les continents, en quête de climat froid, électricité bon marché et stabilité politique.
Le cloud — littéralement « nuage » — est donc tout sauf éthéré : il repose sur des câbles, du béton, des serveurs, et une empreinte écologique considérable.
L’économie de l’attention : capter, retenir, monétiser
Dans un univers saturé de contenus, l’attention devient la ressource rare. Les plateformes numériques s’organisent pour maximiser le temps passé, en modulant les comportements cognitifs des utilisateurs.
Le design de l’engagement
Les interfaces sont optimisées à l’extrême :
- Le scroll infini (infinite scroll), popularisé par Facebook puis Instagram, abolit la fin de la page ;
- Les notifications push stimulent un retour réflexe à l’application ;
- Les algorithmes de recommandation, nourris par le Big Data, ajustent les contenus à la microseconde près.
On ne consulte plus Internet : on y reste, on y erre, on s’y laisse happer. L’utilisateur devient une variable manipulable dans des modèles prédictifs.
De l’attention à l’addiction
Le modèle économique repose sur la publicité ciblée, vendue aux enchères en temps réel. Chaque seconde d’attention humaine devient monétisable, chaque détour cognitif une opportunité marchande.
Psychologues, neuroscientifiques, designers d’interfaces sont mobilisés pour prolonger la session, créer des boucles de récompense, générer de la dépendance. Ce n’est plus simplement un Web addictif : c’est un Web conçu pour l’être.
Internet des objets et cloudification : vers un monde connecté en permanence
Objets connectés : le Web sort de l’écran
La décennie 2010–2020 marque le déploiement massif de l’Internet des objets (IoT) :
- Montres intelligentes, capteurs de sommeil, trackers d’activité ;
- Frigos connectés, thermostats intelligents, assistants vocaux (Google Home, Alexa) ;
- Capteurs agricoles, compteurs d’eau, de gaz, de pollution…
Chaque objet devient un nœud du réseau, émettant des données, parfois en continu. L’environnement devient informatique, instrumenté, pilotable à distance.
On parle désormais de « smart home », « smart city », « smart everything ». Mais cette intelligence dépend d’un acteur : le cloud, où résident les services, les mises à jour, l’analyse des données.
Cloudification : la dilution du terminal
Le cloud n’est pas seulement un espace de stockage : il devient le centre nerveux des applications :
- Fichiers synchronisés sur plusieurs appareils (Dropbox, Google Drive) ;
- Traitement de texte en ligne (Google Docs) ;
- Jeux vidéo à distance (cloud gaming) ;
- Assistants vocaux qui traitent les commandes dans les serveurs, non sur l’appareil.
Résultat : le terminal perd son autonomie. Ce n’est plus l’ordinateur ou le smartphone qui contient l’intelligence, mais le réseau. L’usager n’achète plus un logiciel, mais accède à un service distant, temporaire, parfois conditionnel. L’infrastructure se dématérialise, mais le contrôle se centralise.
VI. 2020–2030 : fractures, résistances et métavers
La décennie entamée en 2020 voit s’accentuer une série de tensions systémiques : géopolitiques, économiques, écologiques, cognitives. L’utopie initiale d’un Internet libre, neutre, ouvert et universel se fissure. Dans le même temps, de nouvelles promesses émergent – blockchain, métavers, Web 3.0 – mais elles se heurtent aux contradictions du numérique contemporain.
Crises de confiance et débats éthiques : l’Internet sous tension
La décennie débute avec des crises de légitimité majeures. L’illusion d’un Internet bienveillant, transparent et participatif cède la place à une réalité plus trouble.
Cambridge Analytica et le choc des données personnelles
En 2018, l’affaire Cambridge Analytica éclate : des millions de profils Facebook ont été exploités à des fins de manipulation électorale. C’est un tournant dans la perception publique : les plateformes ne sont plus neutres, mais parties prenantes de jeux de pouvoir, de surveillance et de désinformation.
Bulles de filtre et manipulation algorithmique
Les moteurs de recommandation et les flux personnalisés (Facebook, YouTube, TikTok) enferment les utilisateurs dans des « bulles cognitives« , où les contenus renforcent les opinions existantes, sans confrontation contradictoire. La viralité prime sur la véracité, et les fake news circulent souvent plus vite que les faits établis.
La neutralité du Net en question
Aux États-Unis, l’abrogation partielle de la neutralité du Net (le principe selon lequel tout trafic doit être traité de manière égale) rouvre le débat : qui contrôle la circulation de l’information ? Les fournisseurs d’accès peuvent-ils privilégier certains services ? Le Web devient un territoire disputé, juridiquement et politiquement.
GAFAM : les nouveaux États-plateformes
Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft — les GAFAM — concentrent une part gigantesque du trafic, des infrastructures et des données. Ces entreprises ne sont plus de simples acteurs économiques : elles incarnent des pouvoirs régaliens (régulation, censure, fiscalité, diplomatie).
Vers une souveraineté numérique ? Des Internets pluriels
Face à l’hégémonie technologique américaine, les États tentent de reprendre le contrôle, chacun à leur manière. L’Internet devient fragmenté, régionalisé, voire militarisé.
Gaia-X et l’Europe numérique
Lancée en 2020, Gaia-X est une initiative européenne visant à créer une infrastructure cloud souveraine, transparente et interopérable, hors du contrôle des GAFAM. L’objectif : redonner aux entreprises et aux États la maîtrise de leurs données sensibles.
Le modèle chinois : contrôle total
La Chine développe depuis les années 2000 un Internet hermétique, contrôlé par le Great Firewall. Plateformes locales (WeChat, Baidu, Tencent, Alibaba) remplacent leurs équivalents occidentaux. Censure, surveillance algorithmique, notation sociale : le modèle chinois devient un laboratoire de gouvernementalité numérique autoritaire.
RuNet et la militarisation du réseau
La Russie développe son propre Internet « autonome » — le RuNet — capable de fonctionner en vase clos, en cas de déconnexion du réseau mondial. L’Internet devient une question de sécurité nationale, un espace stratégique comme le ciel ou la mer.
Vers la réalité augmentée et le Web 3.0 ? Entre réinvention et illusion
Face à ces tensions, certains prônent une refondation radicale du Web, portée par des technologies émergentes. C’est l’utopie du Web 3.0 — un Internet plus décentralisé, transparent, communautaire.
Blockchain et décentralisation
La blockchain, technologie de registre distribué, ambitionne de supprimer les intermédiaires : plus besoin de banque pour payer, ni de plateforme pour publier. Les smart contracts, les DAOs (organisations autonomes décentralisées) et les cryptomonnaies offrent une alternative à la centralisation.
Mais ces promesses s’accompagnent de dérives spéculatives (NFTs, bulles crypto), de problèmes d’accessibilité, et de difficultés techniques à l’échelle mondiale.
Métavers et réalité virtuelle
Meta (ex-Facebook) annonce en 2021 une ambition colossale : construire un métavers, un univers numérique immersif, permanent, multi-usages. Casques VR, avatars 3D, mondes persistants : le Web devient un espace vécu plus qu’un contenu consulté.
Mais cette vision suscite autant d’espoirs que de critiques :
- Risques d’aliénation cognitive et de confusion entre réel et virtuel ;
- Inégalités d’accès aux technologies immersives ;
- Greenwashing technologique face à une empreinte écologique colossale.
Une transition numérique sous contrainte écologique
Les nouvelles technologies numériques — IA, blockchain, cloud gaming, métavers — consomment énormément d’énergie. Leur développement se heurte à la crise environnementale, à la rareté des ressources, et à la nécessité de penser un numérique plus sobre, éthique, soutenable.
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