Journalisme et écologie : informer sans lasser, raconter sans culpabiliser

Le constat est bien connu : malgré l’ampleur des alertes climatiques, la majorité des articles consacrés à l’environnement souffrent d’un désintérêt croissant du public. Fatigue informationnelle, anxiété écologique, saturation des récits catastrophistes… Le message ne passe plus, ou pire : il tétanise.
Pourtant, jamais la nécessité d’un journalisme environnemental n’a été aussi pressante. Dès lors, une question cruciale se pose : comment renouveler les formats, les tons, les imaginaires pour parler du vivant, du climat, des limites planétaires — sans lasser, ni moraliser, ni céder au sensationnalisme ?
C’est ici qu’émerge un nouveau territoire éditorial : l’écojournalisme de solutions, de proximité, de résonance émotionnelle. Un journalisme qui cherche non plus seulement à informer, mais à mobiliser, reconnecter, inspirer.
Du récit de l’effondrement au récit du lien
Pendant des années, l’angle dominant fut celui du danger, du compte à rebours, de l’urgence climatique. Si ce registre conserve sa pertinence, il ne suffit plus à créer de l’adhésion. La répétition des constats dramatiques engendre un effet paradoxal : paralysie, voire déni.
Un glissement s’opère donc. De plus en plus de rédactions adoptent une posture nouvelle : remettre du vivant dans le récit. Cela signifie :
- nommer la beauté, pas seulement la perte ;
- raconter des humains, pas seulement des courbes de CO₂ ;
- montrer les liens entre crises écologiques et enjeux sociaux ;
- ouvrir des voies de transformation, même modestes, plutôt que cultiver le fatalisme.
Climat, biodiversité, énergies : comment les grands médias s’emparent-ils du sujet ?
Une montée en puissance… encore timide
Si les grands médias ont longtemps relégué les sujets environnementaux dans des rubriques marginales (“planète”, “nature”, “science”), la crise climatique les oblige désormais à revoir leur hiérarchie de l’information. Le climat devient un prisme transversal, lentement intégré aux pages “économie”, “politique”, “international”.
Des chiffres révélateurs
Selon l’ONG Covering Climate Now, la couverture médiatique du climat a doublé entre 2015 et 2023… mais elle reste infime comparée à l’ampleur du sujet. En 2022, moins de 1 % des sujets de journaux télévisés en France portaient explicitement sur le climat, toutes chaînes confondues.
TV et radio : l’inertie du direct
Le format télévisé privilégie les “breaking news”, les conflits, les émotions fortes. Le climat souffre souvent d’être traité par à-coups (canicule, inondation, COP) plutôt que dans une logique de suivi structurel. France Télévisions, Arte, RTS ou BBC font figure d’exceptions avec des documentaires ou formats longs réguliers.
Le rôle croissant du podcast et de la radio
Les formats audio permettent une mise en récit plus fine, moins compressée, avec de nombreux succès d’audience : La Terre au carré (France Inter), Chaleur humaine (Le Monde), De cause à effets (France Culture), Demain n’attend pas (Radio France / Spotify).
La presse écrite se réinvente (un peu)
Le Monde propose la rubrique “Planète” et des dossiers spéciaux ambitieux (Chaleur humaine, Plan B).
Libération, La Croix, Le Temps, Der Spiegel multiplient les formats hybrides : BD, entretiens, data visualisation.
Mais la tentation reste forte de “verdir” sans bousculer le modèle économique (ex : encarts pub d’entreprises “neutres en carbone”).
Une fracture de traitement
Le climat est souvent traité comme une rubrique, pas comme un cadre d’analyse. Cela explique pourquoi certaines décisions politiques, économiques ou diplomatiques majeures ne sont pas systématiquement éclairées par leur impact environnemental.
Vers une réforme des grilles éditoriales ?
Certaines rédactions, comme The Guardian, Radio-Canada ou La Presse, ont décidé de changer leur vocabulaire (“emergency” au lieu de “change”), de former leurs journalistes à la climatologie, voire d’intégrer le climat comme critère de hiérarchisation de l’info. Une dynamique encore rare, mais appelée à se généraliser.
Le journalisme de solution : informer sans désespérer
Le journalisme de solution (ou “constructive journalism”) ne se contente pas de documenter les problèmes. Il explore aussi les réponses concrètes, les expérimentations locales, les initiatives qui marchent — sans les idéaliser.
Le journalisme de solution, loin du “positive washing”
Le journalisme de solution (ou “constructive journalism”) ne se contente pas de documenter les problèmes. Il explore aussi les réponses concrètes, les expérimentations locales, les initiatives qui marchent — sans les idéaliser.
Selon la Solution Journalism Network, une initiative est digne d’intérêt journalistique si elle :
- répond à un problème bien identifié,
- montre des résultats mesurables ou prometteurs,
- suscite un débat critique (ce n’est pas une publicité),
- est reproductible ailleurs ou questionne un modèle.
Des médias pionniers
Sparknews (France) : plateforme dédiée à la diffusion d’histoires inspirantes dans les médias francophones.
Solutions Journalism Network (USA) : formation, méthodologie, base de données mondiale d’articles.
Nice-Matin, Le Parisien, Radio-Canada, Le Monde (avec Plan B) : tous ont développé des rubriques dédiées aux initiatives qui changent la donne.
Exemples de sujets concrets
- Des villages autosuffisants en énergie.
- Un système de cantine zéro gaspillage.
- Une forêt urbaine gérée par ses habitants.
- Des coopératives agricoles qui régénèrent les sols.
Le pouvoir d’entraînement
Des études montrent que les lecteurs d’articles orientés “solutions” se sentent mieux informés, plus motivés, et moins anxieux que ceux exposés uniquement à des récits de crise. Un outil puissant pour transformer l’information… en levier d’action.
Écrire l’écologie au présent : techniques et formats émergents
Le journalisme narratif écologique
Plutôt que d’égrener des faits ou des données froides, certaines plumes choisissent de raconter l’environnement à travers des récits incarnés : un agriculteur qui passe au bio, une rivière qui reprend vie, une école qui se végétalise. Le modèle s’inspire du slow journalism : immersion, observation, attention au détail.
L’info illustrée ou animée
La BD-reportage, le motion design, l’infographie poétique… Ces formats hybrides captent l’attention différemment, par l’émotion ou la métaphore. Loin d’être infantiles, ils rendent intelligible l’invisible : flux d’énergie, érosion de la biodiversité, empreinte numérique…
Désamorcer les pièges du greenfatigue
Trop d’alarmes tue l’alarme
Les neurosciences confirment qu’un discours anxiogène, s’il est répété sans issue, conduit à un mécanisme d’évitement. Le cerveau se protège : il zappe, il nie, il décroche. D’où l’importance d’alterner registres narratifs, de dosage émotionnel, de temps de respiration dans les contenus.
Halte à la culpabilisation individuelle
L’un des grands reproches faits au journalisme environnemental est son focalisme sur les “bons gestes”, qui fait porter la responsabilité aux seuls citoyens. Or, les causes sont systémiques. Dire que « la planète brûle parce que tu laisses ton chargeur branché », c’est non seulement inexact, mais contre-productif. Le bon journalisme écologique vise juste, pas petit.
Et si l’écologie redevenait désirable ?
Ce que cherchent aujourd’hui de nombreux journalistes environnementaux, c’est à réenchanter l’écologie. Lui redonner un imaginaire désirable, pas seulement de privations mais aussi de liens, de beauté, de soin. C’est le pari de la “transition joyeuse”, qui refuse l’opposition stérile entre “croissance verte” et “retour à la bougie”. Quelques pistes :
- Parler de souveraineté alimentaire, pas seulement de circuits courts.
- Évoquer le plaisir de la lenteur, pas juste la décroissance.
- Montrer que l’écologie, c’est aussi du collectif, du sensible, du festif.
Les écojournalistes face à leurs dilemmes
Ce renouveau narratif ne va pas sans tensions internes. Un journaliste peut-il parler d’engagement sans basculer dans le militantisme ? Où placer le curseur entre neutralité et exigence de transformation ? Faut-il édulcorer la réalité pour mieux la faire entendre ?
Certains médias comme Vert.eco, Bon Pote ou Reporterre assument une ligne éditoriale clairement engagée. D’autres comme Le Monde ou France Info cherchent à intégrer ces récits dans une structure plus traditionnelle. La diversité des approches est une richesse, à condition de garder l’éthique de rigueur et de vérification au cœur.
L’ère des récits polyphoniques
L’un des points-clés de ce nouveau journalisme environnemental, c’est qu’il n’est plus réservé aux experts. Associations, vidéastes, artistes, scientifiques, citoyens documentent, racontent, filment. La voix des peuples autochtones, longtemps marginalisée, revient au premier plan. La parole des jeunes, en particulier, bouscule les grilles médiatiques classiques.
La frontière entre journalisme, communication, activisme et création devient plus poreuse — pour le meilleur et pour le flou. L’enjeu sera sans doute de maintenir l’exigence du journalisme tout en explorant de nouveaux territoires d’expression.
Ces médias qui réinventent le journalisme écologique
Vert.eco
Un média 100 % en ligne et 100 % climat, lancé en 2020. Il propose des formats courts, pédagogiques et souvent teintés d’ironie, comme sa “newsletter qui donne des nouvelles de la planète”. C’est un excellent exemple d’écojournalisme rigoureux sans prise de tête.
Reporterre
Autoproclamé “le média de l’écologie”, Reporterre suit depuis des années les luttes environnementales, les alternatives locales, les politiques climatiques. Il mêle enquêtes, portraits et tribunes avec une ligne clairement engagée.
Les Éclaireurs et Brut. nature
Ces plateformes grand public expérimentent des formats vidéo courts pour toucher les jeunes générations. Le ton est souvent direct, immersif, voire émotionnel, tout en veillant à ne pas caricaturer les enjeux.
France Culture – “Terre à terre”, “Les idées claires”, “Matières à penser”
Le service public propose des émissions riches et approfondies sur les grands enjeux environnementaux. Le son permet ici de creuser des récits longs, sensibles, parfois poétiques.
La Revue dessinée
Trimestrielle et exigeante, cette revue de BD-reportage met en images des enquêtes au long cours, dont de nombreux sujets écolos (eau, nucléaire, forêts, etc.). Un format narratif puissant, qui joue sur la visualisation des enjeux.
The Guardian – Climate crisis
Pionnier parmi les grands médias anglophones, The Guardian a adopté une terminologie directe (“climate crisis”) et publie des reportages fouillés sur les impacts mondiaux du changement climatique, sans détour mais avec espoir.
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